Le théâtre immersif de Kristine Roepstorff, installé en 2018 à la biennale de Venise, joue pleinement avec nos sens. L’artiste nous invite dans une dimension incertaine, à la croisée des mondes. Son objectif ? Nous plonger dans un univers où la moindre source de lumière devient un réconfort.
L’artiste et la création du pavillon danois
Kristine Roepstorff, un nom qui ne vous parle peut-être pas, mais qui qualifie pourtant une artiste plasticienne qui a bien fait ses preuves. Son travail a connu un succès rapide et grandissant. À la suite de ses études à l’académie royale des beaux-arts, elle part réaliser de nombreux projets,
d’abord à Berlin, à Copenhague, pour s’installer définitivement à Fredericia, au Danemark. L’artiste jouit désormais d’une renommée mondiale dans le milieu de l’art contemporain. Pour aborder son travail, on peut parler d’un art pluridisciplinaire, surprenant et en constante évolution. Son parcours artistique est marqué, dès ses débuts, par ses travaux de collages intuitifs, mélangeant tout type de matériaux, qui sont aujourd’hui exposés à Londres ou encore au MOMA de New-York. Elle débute une réflexion autour de la réalité, de la notion de vérité, avec de nombreux emprunts aux références médiatiques. L’artiste recréait ainsi l’information diffusée par les médias afin de lui conférer une nouvelle dimension.
Plus tard, avec son exposition Dried Dew Drops, elle amorce de nouvelles recherches plastiques et s’interroge sur l’espace et le temps, sur la forme et l’informe.
« La forme n’est qu’un représentant de l’informe […] Tout vient d’une sorte de sensibilité qui est informe. »
De fil en aiguille, la réflexion de l’artiste évolue et se matérialise avec des
réalisations mettant en avant les jeux d’espaces et de lumières. Elle s’attarde sur l’espace inaccessible et invisible autour de l’image : l’objectif est de donner aux sensations impalpables une forme physique, de comprendre le principe de liaison entre le monde matériel et spirituel.
Ainsi, les sensations apparaitraient comme le reflet des souvenirs inconscients, qui se condensent en pensées et que Kristine Roepstorff essaie de transmettre par une forme perceptible pour le spectateur. Le théâtre des ténèbres rougeoyantes s’inscrit dans la continuité de cette réflexion. Revenons-en à l’essentiel : le pavillon danois. Création qui est utilisée comme un élément architectural dans sa totalité, qui représente une unité.
Sa structure énigmatique ne sert pas seulement à accueillir l’exposition, elle la représente dans son ensemble. Les frontières architecturales sont déconstruites, ouvrent les murs de béton sur l’inconnu, sur l’extérieur avec des jardins, sculptures, ainsi qu’une tapisserie de grand format.
Influenza est le titre de l’exposition globale. Elle s’articule autour de deux
parties : The Theatre of glowing darkness, et l’architecture du pavillon. Concernant le théâtre immersif à proprement parlé, il comprend des installations conséquentes : projecteurs, plaques en verre de différentes dimensions, et installations sonores dans un espace complètement clos.
Influenza signifie en anglais la grippe. Une maladie virale, qui se propage en épidémie et affecte une grande partie de la population. Elle nous prive d’agir et de penser de manière rationnelle. Un concept que l’artiste étend à
la société qu’elle qualifie de malade. Le virus fait aussi référence à la technologie, à la politique et à l’inconscient. Un terme qui permet à l’artiste de jouer avec une palette expressive, très large. Ce qui est intéressant,
c’est que Kristine Roesptorff voit la grippe à la fois comme maladie et guérison : elle nous invite à soigner le mal par le mal, en utilisant le théâtre comme purgatoire et le reste du pavillon comme rédemption. C’est
avant tout un apprentissage : apprendre à se défaire de nos idées construites, de nos préjugés et de nos codes culturels pour tendre vers l’inconnu, aller à la découverte du monde et de l’autre.
Attardons-nous quelques minutes sur le jardin d’Agrément, avec ses grandes sculptures abstraites en béton complétement intégrées à la nature.
Une déconstruction suivie d’une reconstruction nouvelle anime l’ensemble. Les formes des sculptures sont simples, arrondies, douces.
La lumière est privilégiée. Envahis par la nature, nous découvrons un espace ouvert et aéré, encadrer par une architecture adaptée à cette nature. Il n’y a pas de limite nette entre l’extérieur et l’intérieur du pavillon. Pas de fenêtres, pas de mur réellement cloisonné malgré la hauteur de ces derniers. Avec un peu de recul, j’y décèle un abaissement des frontières entre l’Homme, sa culture et l’environne ment sauvage, ou encore entre le monde et le domaine artistique. C’est un jeu avec les limites de l’espace, mais aussi celle du temps : est-ce la nature qui était présente avant l’architecture ? Ou l’inverse ? Le tout s’inscrit dans quelque chose de nouveau et d’apaisant.


Une nouvelle manière de voir le monde
Parlons du théâtre : pièce maîtresse de l’exposition danoise. L’expérience dure trente minutes, dans le noir total. Le théâtre immersif nous invite à concevoir l’obscurité comme substance capable de nous guérir et de nous rendre plus fort. Les Face à nous, les sons se mêlent aux dialogues, illustrés par les projections de lumière. Le noir total est une métaphore pour nous inciter à anéantir nos connaissances et accepter la nouveauté. L’objectif est d’influencer un changement sur nos vies, afin de développer une nouvelle manière de penser. L’obscurité devient un vide, un néant qui représente la destruction, la fin et le commencement de toutes choses.
« L’extension du jour trompe le corps : nous devons passer du temps dans les ténèbres. »
Trois voix nous guident à travers un récit audio : le personnage de The Blach River, une force noire, terrifiante qui représente la métaphore de l’inconnu. The Midwife, incarnation de la sagesse, elle veille sur le spectateur. Et enfin, Seed, un personnage rempli d’ego, qui se lance dans un voyage de vie. Le récit est raconté à travers ces trois perspectives et illustré par la danse des lumières se reflétant sur le verre, produisant un effet holographique. La lumière est la métaphore de la conscience et des souvenirs. Le théâtre peut faire penser à un planétarium, ou les spectateurs suivent l’histoire d’une vie. L’obscurité est entre la vie et la mort, on y observe la déconstruction et l’acceptation, l’abandon du contrôle pour préférer l’obscurité et lui faire confiance dans cette reconstruction.
Nous avons énoncé plus haut, une analogie entre le virus biologique et le virus informatique, la grippe affecte le corps et le virus informatique affecte la diffusion et la réception des informations. En ce sens, nous pouvons associer les ténèbres au darknet : un moteur de recherche secret
décrit comme sinistre, ou les informations peuvent tomber entre de mauvaises mains. Descartes dans sa première Méditation, exprime la différence entre l’observation individuelle et consensuelle, il affirme ainsi que les fous croient parfois avoir un corps en verre et sont habités par
la peur que ce dernier se brise.
« Frapper – Trébucher – Tomber – Se briser »
Des actions qui reflètent d’une certaine manière, la peur de l’humiliation en
société. La transparence est associée à la fragilité. Et le verre dans le cadre du théâtre immersif, est un matériau reflétant la peur.
Le Mot de la fin
Kristine Roesptorff capture les plus délicates sensations. Elle cherche à réaliser une rétrospective de l’inconscient, pleine de force et de subtilité.
« Une petite brise, une résonance mineure, une petite cloche cosmique, un petit clic qui se produit au plus profond de votre conscience »
Une fois plongé dans le théâtre immersif, chaque dialogue, son, lumière fait écho a nous-même, a nos peurs et nos espoirs les plus profonds. Nous sommes ainsi mis à l’écart du monde, suspendu entre l’espace et le temps sur une durée défini. C’est en ce sens que réside toute la force de l’artiste, elle nous fait entrer dans son œuvre mouvante, intemporelle, et se saisi de notre inconscient. Les ténèbres expriment tout haut ce que nous pensons tout bas, et surtout, ils nous obligent à voir ce que nous
ne voulons pas savoir.
