Cy Twombly, artiste au service de l’abstraction ou de la figuration ? parlons-nous d’un peintre ou d’un poète ?
Edwin Parker Twombly, dénommé Cy Twombly est un peintre Américain, mais aussi un dessinateur, photographe et sculpteur. Sa carrière artistique démarre dans les années 1950. Sa formation suit les canons de l’époque, à travers notamment le mouvement de l’abstrait expressionniste, en vogue à cette période. Son travail présente des influences psychanalystes et primitives. Il joue avec l’écriture et les signes de la peinture. Dans sa carrière, il côtoie Franz Kline, Robert Motherwell, Charles Olson ou encore John Cage. Sa reconnaissance a d’abord lieu en France et en Europe, bien avant de s’étendre aux États-Unis. Son expression artistique montre une déconstruction de l’art des années 60. Un univers exquis, un jeu immense qui construit la brillante personnalité de Cy Twombly.
CY : Un artiste au-delà des États-Unis
Haut en couleurs
Il était très grand, corpulent, avec une voix forte, un homme intimidant en somme. Son humour décalé détonnait. C’était un “artiste à tiroirs”, à secrets, imprévisible, insaisissable. Roland Barthes insiste sur ses présences et ses absences en public.
“J’ai été peintre à 60 ans, sculpteur à 70 ans et photographe à 80 ans.”
C. Twombly
L’artiste s’inscrit dans l’influence de Jackson Pollock, par un geste pictural désintégré et fracturé. Les critiques d’art et les institutions ne comprenaient souvent pas le travail de Twombly. Dans un premier temps, ce sont les marchands italiens et allemands qui ont acheté quelques œuvres. Avant d’être peintre, Cy Twombly a réalisé de nombreuses sculptures et photographies, moins connues du grand public.
- Sculptures
148 sculptures ont été produites, toujours recouvertes de peinture blanche. À travers ce geste, l’artiste fait un lien entre peinture et sculpture. C’est un jeu avec les coulures, craquelures, fêlures. Ici, la peinture devient un élément sculptural. Cy Twombly cherche l’informe, l’association d’éléments bruts, de différentes échelles. Le blanc est son marbre.



- Photographies
Il réalise des expositions photographiques toujours accompagné d’autres photographes. Ce sont principalement des polaroids, imprimés avec la technique du dry-print et du tirage Fresson. Encore une fois, Twombly questionne les relations entre la photographie, la peinture et l’objet. Il cherche les limites de l’objet photographié, qu’il transforme en une forme “hybride” sur ses clichés. On note une certaine instantanéité dans ses photographies et un intérêt certain pour la couleur.



Ici et là-bas
Artiste américain, oui, mais pas seulement. C’est dans ses découvertes de nouveaux horizons que le plasticien trouve toute sa richesse. Il effectue un voyage en Europe où il découvre la France et l’Italie. Il finit par s’installer à Rome définitivement en 1957. C’est un artiste et un contemplateur du monde, un voyageur. Ses œuvres nous donnent accès à l’imagination d’un homme qui scrute le monde, associant le passé et le présent. Twombly est un faiseur de mythes. Dans les années 1950, ses premières peintures s’apparentent au style de Franz Kline, on note des contradictions entre les titres qui se veulent descriptifs et les images abstraites. Twombly explique éprouver pour cette période un intérêt pour “les éléments primitifs, rituels et fétiches”, il y accorde une importance pour leur efficacité et leur fonctionnement plus direct. Le primitivisme entretient des liens étroit avec l’écriture, les signes et symboles des sociétés archaïques. L’écriture devient une forme d’immédiateté dans sa peinture.
Maintenant et hier
L’objectif de Cy Twombly est de redécouvrir l’héritage des origines trans historiques de la culture européenne. Il fait appel à l’antique, à l’art ancien que ce soit de l’art ou de la poésie, pour créer un art européen et intemporel.
En 1963, Cy Twombly préparait une exposition composée de neuf toiles, concernant l’assassinat de Kennedy. Son intérêt pour l’histoire est aussi actuel. Elles reflètent neuf états psychologiques d’un empereur romain qui fait régner la terreur par le meurtre et le sang. Ses séries sont souvent numérotées, afin de conduire le récit relaté dans ses toiles. Dans les années 1962 et 1963, Twombly est dans la période la plus sombre de son art. Il retranscrit des moments violents de l’histoire antique avec une palette dominée par le rouge sang. Le monde antique est un de ces thèmes de prédilection. Il veut entrer dans les traces du passé :
« Ce que j’essaie d’établir, c’est – que l’art moderne, ce n’est pas une chose isolée, c’est quelque chose avec des racines, une tradition, une continuité. Pour moi, le passé est la source ».
C. Twombly
Il s’appuie sur trois éléments pour la retranscription du passé dans l’art contemporain : d’abord le dessin, la peinture qui est le résultat d’une gestualité physique. Ensuite l’écriture, les chiffres. Enfin les inscriptions de noms, de références.


TWOMBLY : Poète Pictural
Écriture automatique
Un homme même artiste, se devait d’accomplir son devoir patriotique. Twombly décrit son passage à l’armée comme un enfer. Il a été affecté au service de cryptographie. Il n’y est pas resté longtemps et a été vite réformé. C’était un service très strict dans lequel la moindre erreur était sanctionnée. La nuit, il s’enfermait dans le noir pour dessiner. Son objectif était simple : libérer la main de l’œil. C’est ainsi qu’il a commencé à trouver son vocabulaire. Il reprenait des écritures de la journée et en faisait une forme d’écriture automatique. La notion de code est au cœur de son travail. D’ailleurs, Twombly parlait de manière codée avec les autres, c’est l’une de ses caractéristiques enfantines. Dessiner dans le noir, cela donne lieu à l’abandon de l’œil, on parle de “désir de la main”. Cette nouvelle évolution de “gribouillis” de l’écriture, traduit une forte angoisse.



Dessiner la poésie et écrire le dessin
Dans les toiles, on trouve des mots. La lecture de ces termes n’est pas toujours possible. Elles reflètent des traces du psychisme de Twombly : les mots comme les traces. Il essaie de réconcilier la peinture picturale et l’acte d’écrire. Il écrit un poème, en ce sens, l’ensemble de ses tableaux est une construction poétique. Par son écriture, son graphisme et la main de l’artiste on a souvent rapproché son art à des graffitis (ce qui énerve profondément l’artiste). On trouve aussi une forme de rythme. C’est-à-dire la mise en forme d’un flux, d’une matière brute, qui se veut indistincte et mouvante. Les mots sont des choses, et c’est à ce moment précis que la ligne prend vie, que ce soit dans un poème ou dans une peinture.
« Je ne suis pas complètement un artiste abstrait. Il faut qu’il y ait une histoire derrière la pensée »
C. Twombly
Donc le geste, le signe et l’écriture gardent toujours chez Twombly un caractère de phénomène latent. On trouve des références concrètes dans les titres, qui montrent souvent une relation directe avec l’antiquité, avec des inscriptions de nature littéraire. La signature représente, elle aussi, un élément autonome, une graphie avec une autonomie plastique dans l’œuvre. L’écriture apparait donc comme intransitive.
Un nouveau langage
À partir de ses gribouillages, de ses traces, l’artiste nous montre l’importance du geste et défie les premières impressions du spectateur. L’artiste veut effacer toute distinction entre peinture et dessin. On retrouve la notion de destruction de la peinture. Twombly abandonne ensuite le « All over », son geste est moins ample, plus précis surtout au niveau de la maîtrise des articulations entre les marques et les tracés. Le geste qui produit une forme dans l’espace s’inscrit dans le temps, la ligne devient plus historicisée. Il finit par quitter le champ de “l’automatisme psychique pur” pour entrer dans celui d’une activité sémiographique, d’une syntaxe, d’un système de signes.
Ainsi, l’écriture et les traces permettent à l’artiste de représenter des thèmes antiques encore différemment. Par exemple, il invente un signe emblématique pour Achille. Une sorte de A. Dans Vengeance of Achilles, on voit clairement ce A, ce triangle comme une pointe javelot, évoquant toute la fureur du héros. Twombly traite l’antiquité comme un élément aux multiples facettes, comme une faille de la mémoire avec l’impossibilité de s’en approcher. Les chiffres apparaissent au moment où il élabore son langage, ils sont rattachés à la mythographie. Ils coexistent souvent avec d’autres symboles, d’autres motifs géométriques comme des carrés, triangles, tableaux, quadrillages.


ÉROTISME : formes et couleurs
Éros et le désir
La présence d’Éros flotte au-dessus de l’univers de l’artiste. Des figures semblent plus pictographiques avec la présence de phallus, de sexe féminin que l’on a confondu avec des petits cœurs. La création de petits « cœurs », de signes « infini » ou encore de « w » représentent des pictogrammes sexuels dont la nature est indécise. On peut associer ces signes à un souvenir des nudités mythologiques de la peinture dite classique ou emprunts aux graffitis des murs romains.
Certains signes semblent plus complexes : le phallus peut être représenté de manière canonique, de profil et indique un sens de lecture. À partir de 1960, les petits phallus deviennent des cigares ailés. La figure du phallus devient plus tard, une figure principale, une manifestation et une image de Dieu. Les motifs des ailes du désir montrent une dimension narcissique de l’amour et du miroir, traduisant la présence incontestée d’Éros, dieu primordial de l’Amour et de la puissance créatrice.
Libérer la parole des couleurs
L’intérêt pour les couleurs, on ne peut pas passer à côté. Du pastel au flamboyant, la couleur tient une place essentielle dans les œuvres. Elles évoquent le corps, le geste. Elles peuvent être le reflet de la douceur ou de la violence. La coulure explose avec la couleur, elle vibre, donne une mouvance et une continuité aux formes. Le blanc est le marbre de Twombly, symbole de pureté, de transparence et de paix. La particularité du blanc, c’est qu’il n’étouffe pas la couleur. Il les met en avant, les valorise. Ce blanc peut aussi être « sale », comme une couleur qui a vécu. L’une de ses dernières œuvres, Blooming, 2001-2008 montre le motif des fleurs qui s’affirment dans les dernières années du peintre, comme suspendues sur la toile blanche. Le blanc apporte une nouvelle dimension au travail de la surface et de la texture. L’opposition entre peinture et dessin repose sur les rapports entre le fond et la forme.

La main, le geste, le cœur
Je comprends que l’art de Twombly est une incessante victoire sur la bêtise des traits : faire un trait intelligent, c’est là l’ultime différence du peintre : aucun trait ne semble doué d’une direction intentionnelle, et cependant tout l’ensemble est mystérieusement dirigé
R. Barthes
Les intentions premières de l’artiste reposent sur les mutations des structures graphiques et du dessin classique en signes psychosomatiques. Les toiles sont immenses, elles comportent des traits, des courbes. On note l’utilisation de coulures, et une importance particulière apportée à la couleur. La peinture de Cy Twombly existe sans le titre, elle vit grâce à des histoires, des poèmes, et elle permet de retranscrire des émotions de manière assez discrète. Ce qui est frappant, c’est la spontanéité du geste, proche du dessin d’enfant. Les dessins montrent une forme de confrontation au réel, un conflit psychique, traduits dans une expression immédiate en utilisant des symboles anciens. La répartition du tracé est homogène, avec une grande liberté du geste, son activité graphique n’est plus sous contrôle visuel. La gestuelle et l’investissement du corps dans le mouvement sont cependant différents : le geste se libère davantage, la main passe de l’arabesque, à la hachure : forme la plus impulsive. Il poursuit sa recherche d’un dessin immédiat, d’une connexion directe entre la main et le système nerveux. Twombly parle avec son corps. Avec sa ligne enfantine, les formes deviennent des événements du corps.
Le mot de la fin…
Les œuvres de Cy Twombly sont riches, complexes et suivent une évolution d’une soixantaine d’années. Ce qui est intéressant, c’est que son art fait le lien entre la culture des États-Unis d’après-guerre et la culture méditerranéenne. Un peintre lettré faisant des liens entre pays, univers et temporalité. Une puissance et une force créatrice ressort de ses réalisations. C’est dans une déconstruction totale de la peinture de son temps que l’artiste fait éclore un nouveau vocabulaire codé, lui permettant de s’exprimer de manière directe et spontanée sur la toile.
« Il faut se projeter soi-même dans la ligne de l’enfant, cela doit se ressentir »
C. Twombly